Lire et chanter pour parler
« Lorsqu’un adulte lit un livre à un enfant, le statut de sa parole s’inverse, et c’est décisif. D’ordinaire, dans la vie quotidienne, l’adulte est celui qui commande, qui dit ce qu’il faut et ce qu’il ne faut pas faire, c’est sa parole à lui qui organise l’univers et tout le monde doit se conformer à ce qu’il exige. Mais quand il lit une histoire, sa parole devient serve, elle devient tributaire des mots qui sont écrits. Il doit la conformer à ce qui est écrit sous ses yeux. Il y a là un renversement absolu, et ce renversement est décisif pour l’enfant. Il lui prouve en effet que même l’adulte peut avoir une bouche et une parole soumise, une parole qui, comme celle de l’enfant, doit répéter ce qui est proposé comme modèle par un autre. Lire c’est d’abord plier sa voix aux mots d’un autre dont l’écriture a gardé la trace. Pour l’enfant, c’est une expérience décisive que de sentir que l’adulte accepte de se plier à cette soumission sans pour autant s’aliéner ni se perdre. C’est sans doute pour cette raison que l’enfant fait souvent inlassablement répéter une même histoire en exigeant qu’on la redise sans y changer une virgule. C’est aussi à la faveur de cette expérience particulière que l’enfant comprend que l’adulte qui lui lit l’histoire parle, assurément, mais qu’il y a quelqu’un d’autre qui parle par la bouche de cet adulte, et que cet autre-là n’est ni présent ni visible »
Laurent Danon-Boileau, Professeur de linguistique (Université Paris Descartes), psychanalyste (Centre Alfred Binet, Paris 13eme) « Lire en chantant des albums de comptines », page 32